Propos recueillis par Momar Dieng
L'image d'un Rwanda impérialiste - à tout le moins gendarme de la région - est pourtant en train de devenir banale
Cela est indéniable mais il suffit de s'y arrêter un instant pour se rendre compte à quel point cette allégation est curieuse. Si on se réfère aux luttes révolutionnaires du temps de la guerre froide, il serait question dans un tel cas de figure d'une impitoyable superpuissance ravageant tout sur son passage. Croit-t-on vraiment que le petit Rwanda va faire trembler et dépouiller tant de nations voisines ? Si on laisse de côté tous ces pays africains qui font mine de s'effrayer de ses visées hégémoniques, la seule RDC a une superficie de plus de 2.344.858 kilomètres carrés contre 26.338 pour le Rwanda et une population de 105 millions d'habitants contre environ 15 millions pour le Rwanda. Aucune comparaison n'est non plus possible entre les tailles des deux armées et c'est d'ailleurs pour cela que l'auteur américain Phillip Gourevitch ironisait en 1998 dans un ouvrage remarquable :
"Prêter au Rwanda l'intention d'envahir le Zaïre, cela revient d'une certaine façon à dire que le Liechtenstein s'apprête à envahir l'Allemagne ou la France."
Vous savez, à un moment donné il faut se regarder droit dans les yeux entre frères africains et se dire la vérité toute crue : si tout ce qu'on reproche au Rwanda est avéré, on doit, aussitôt après l'avoir dénoncé, entamer la réflexion sur l'incroyable déliquescence de l'Etat congolais. Le vrai sujet, c'est cela et je vois de plus en plus de Congolais faire l'effort d'aller au-delà des critiques contre Kagame. Après avoir traité le président rwandais de tous les noms d'oiseaux, ils se rendent très vite compte qu'il manque tout de même un petit quelque chose dans leur analyse et commencent à s'interroger sur leur armée, leur haute administration et leur classe politique sous le prisme de la corruption endémique dans leur pays. De ce point de vue, l'actuel conflit a du bon, ce désastre militaire est tellement embarrassant qu'il incite les esprits rationnels à une saine introspection.
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Entretien avec… Boubacar Boris Diop - « Le génocide de 1994 au Rwanda est au coeur des événements actuels en République démocratique du Congo » (Première partie)
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Comment voyez-vous cet examen de conscience ?
Ce qu'on pourrait attendre de chacun, c'est en quelque sorte un "arrêt sur image" dépassionné. Comparaison n'est pas raison, certes, mais dans ce cas particulier l'exercice est inévitable. On ne peut pas ne pas comparer le Rwanda et la RDC. Le Rwanda renvoie l'image d'un pays bien organisé où une lutte efficace contre la corruption permet aussi de réduire la pauvreté. Tout le monde parle de la propreté du Rwanda, ce qui est à la fois vrai et embarrassant car pour moi s'en émerveiller c'est suggérer implicitement que la saleté devrait être la règle dans un pays africain normal. Aucun de ces résultats n'a été obtenu grâce aux minerais du Congo, Kagame y est arrivé en mettant son peuple au travail et en étant aussi dur avec lui-même qu'avec ses compatriotes. Dieu sait si cet homme a, pour de mystérieuses raisons, des ennemis particulièrement décidés à lui nuire mais même eux n'arrivent pas à l'accuser d'être un président corrompu et jouisseur. S'il avait placé le moindre centime dans les paradis fiscaux le monde entier en aurait été immédiatement informé par les Occidentaux qui le haïssent tant faute de pouvoir le mépriser. Cette intégrité force le respect. Au point où j'en suis dans ma vie, l'éthique personnelle d'un leader et son sens des responsabilités m'importent infiniment plus que ses vociférations idéologiques.
Vous dites qu'il travaille pour son pays. Est-ce qu'il a toujours en tête les ressorts du génocide ?
Vous savez, voilà bientôt trente ans que je lis et écoute attentivement Kagame et j'en étais venu à me dire qu'il avait peut-être choisi de ne pas se laisser paralyser par une contemplation à la fois passive et négative des horreurs du génocide, qu'il avait décidé de s'en délester pour se tourner vers l'avenir, faute de pouvoir changer le passé. C'était peut-être un peu le cas mais en avril 2024, à l'occasion du trentième anniversaire, son discours où transparaissait une rage glaciale a montré qu'il restait hanté par les morts du génocide. Et je n'ai pas été surpris de l'entendre dire il y a juste cinq jours à propos des violences contre les Congolais rwandophones :
"Nous avons vécu les pires souffrances en 1994 et personne n'a voulu venir à notre secours".
Cela signifie que si on veut analyser ce qui se passe actuellement dans le Kivu sans prendre en compte le génocide, plus précisément la période allant du 1er novembre 1959 au 4 juillet 1994, on a toutes les chances de passer à côté. Les Tutsi du Congo connaissent bien leur propre histoire et ils savent que les discours et comportements qui ont précédé de peu le passage à l'acte en 1994 au Rwanda se répètent en ce moment dans l'Est de leur pays. Et comme je vous l'ai déjà dit, au-delà de ces populations directement menacées du Kivu, tous les Rwandais prennent très au sérieux la détermination des FDLR à revenir au pouvoir à Kigali et on comprend que cela puisse les terrifier. Ils sont en train de se dire, pour reprendre le mot de Primo Levi : "C'est arrivé une première fois et cela peut arriver une deuxième fois et n'importe où."
N'est-ce pas précisément de là que vient l'accusation d'instrumentaliser le génocide ?
Je suppose que ceux qui formulent cette accusation n'arrivent tout simplement pas à se mettre à la place des Rwandais. On est ici dans une configuration mentale très complexe, car vous savez, ce qu'on appelle le devoir de mémoire est un exercice ambigu tant il est difficile de se décider entre la nécessité de se souvenir et l'impératif tout aussi vital d'oublier. Et tout être humain qui se penche sur ce moment de l'histoire africaine a forcément honte des atrocités commises au Rwanda. Les Rwandais eux, aimeraient peut-être bien pouvoir abolir ce temps-là de l'histoire humaine. C'est même à se demander si parfois les victimes ne se sentent pas aussi coupables que leurs bourreaux de ces massacres tellement primitifs au Pays des Mille Collines. C'est contre cette abomination que les Rwandais se sont mis au travail pour que le nom de leur pays fasse envie, qu'il soit avant tout associé à des performances économiques...
D'où le label "Visit Rwanda" avec de grands clubs de football comme PSG, Arsenal et aussi toutes ces conférences internationales, ces colloques...
Tout à fait, il y a aussi la Formule 1 (course automobile, NDLR) qui pourrait bientôt être organisée à Kigali, ce qui est quand même extraordinaire. Pour répondre très précisément à votre question, ce n'est pas en refusant de se morfondre dans la douleur que l'on instrumentalise le génocide. Ce que je vois, bien au contraire, ce sont des survivants qui lancent sur un ton de défi aux tueurs : vous avez perdu car nous sommes plus forts que la mort. Aujourd'hui, à Kigali et ailleurs, les signes extérieurs d'une trépidante activité sociale sautent aux yeux avec tous ces immeubles, autoroutes, hôtels cinq étoiles que l'on dirait surgis de terre du jour au lendemain.
‘’Il y a seulement quinze ou vingt ans la capitale rwandaise n'avait pas meilleure mine que Diourbel ou Kaolack’’ (deux grandes régions au centre du Sénégal, NDLR).
Mais si aujourd'hui les anciens dignitaires exilés y revenaient, ils ne retrouveraient ni le chemin de leur domicile ni les traces des massacres. Voilà pourquoi cette métamorphose urbaine me donne parfois l'impression d'un acte manqué, d'un désir inconscient d'effacer, en vrai comme des mémoires, la scène même du crime de génocide. C'est peut-être bien ce désir-là qu'avouent les Rwandais quand ils disent préférer que le nom de leur pays évoque des performances économiques plutôt que la barbarie de 1994. Au regard de l'histoire récente du Rwanda, rien ne semble plus normal que ce choix quasi désespéré du vivant.
Ce choix a-t-il été payant ?
Oui et peut-être même qu'on peut parfois se demander si cette "opération amnésie" n'a hélas pas été trop payant.
Pourquoi dites-vous hélas ?
J'utilise ce mot en pensant surtout aux très jeunes, nés après le génocide. On a voulu les protéger mais il se pourrait qu'ils échouent à mesurer l'extrême gravité de leur propre histoire. Il y a un équilibre à trouver entre l'amnésie réparatrice et l'obsession mémorielle et ce n'est certainement pas facile.
Comment voyez-vous l'issue du conflit ? Une amie rwandaise dit espérer que la RDC accepte maintenant de discuter avec le M23 pour que la paix revienne. Est-ce réaliste, ça ?
C'est peut-être un peu idéaliste, mais il le faut. Et j'ajouterai même qu'il le faut aujourd'hui plus que jamais. Chaque fois qu'il y a des conflits pareils sur le continent, ceux qui en ont l'occasion doivent appeler à savoir raison garder. C'est trop facile d'appeler aux armes quand on ne court personnellement aucun risque ; chacun sait bien que dans toutes ces guerres ce sont les plus pauvres et les plus jeunes qui meurent. Tout cela étant dit, la paix et l'unité du continent sont devenues presque une condition de sa survie. On a l'impression en voyant Trump à l'œuvre que des temps étranges, surgis de nulle part, nous sont tombés sur la tête. Nous sommes juste en train d'entrer dans une nouvelle ère, en comparaison la chute du Mur de Berlin aura été un petit incident de parcours. Trump s'emploie à nous convaincre que toutes les limites peuvent être franchies dans le domaine des relations entre les États, que la force aura désormais tous les droits. Il y avait une éthique politique internationale fragile et bien souvent hypocrite mais elle avait au moins le mérite d'exister. On ne va pas pour autant verser des larmes sur une Europe complètement désemparée. L'enseignement à tirer des bouleversements en cours, c'est que l'Afrique pourrait bien y jouer son destin. Si elle reste affaiblie par des conflits insensés pourquoi une Europe en déclin ne reviendrait-elle pas y faire son marché ? Et Trump lui-même dont les attaques contre Pretoria ne sont sûrement pas venues de nulle part ? C'est le moment ou jamais de se souvenir de l'exhortation de Cheikh Anta Diop :
"L'Afrique doit, ne serait-ce que par égoïsme lucide, basculer sur la pente de son destin fédéral."
On ne saurait mieux dire que des drames comme celui de l'Est du Congo nous fragilisent tous et nous livrent pieds et poings liés aux appétits des autres. Si notre histoire ne nous a pas préparés à le comprendre, il faudra alors désespérer de tout.
Est-ce qu'il y a des forces occidentales qui sont aujourd'hui derrière toute cette incandescence dans cette région des Grands Lacs pour la faire exploser ?
C'est une question intéressante, j'y ai fait un peu allusion il y a quelques instants sans approfondir et vous me donnez l'occasion d'y revenir. On accuse le Rwanda d'agir pour le compte des puissances occidentales, d'être en quelque sorte leur porte-flingue en République démocratique du Congo. Je ne sais pas d'où les gens sortent cela. Les Occidentaux n'ont jamais eu besoin de personne pour siphonner les ressources du Congo, ils l'ont toujours fait en parfaite intelligence avec les élites politiques de ce pays et il ne faut surtout pas croire que cela a changé depuis la disparition de Mobutu. Avec l'Est du Congo, on parle certes d'une région riche mais très petite - environ 120.000 km2 - au regard de l'immensité du Congo. D'un autre côté les puissances occidentales en question n'arrêtent pas d'attaquer Kagame et soit dit au passage, il n'y a plus de relations diplomatiques entre Kigali et Bruxelles.
‘’Si l’Afrique reste affaiblie par des conflits insensés, pourquoi une Europe en déclin ne reviendrait-elle pas y faire son marché ? Et pourquoi pas Donald Trump lui-même’’ ?
Et vous avez sûrement remarqué avec quelle régularité les médias occidentaux insistent sur la connexion entre le Rwanda et le M23. Tout se passe comme s'il est interdit de prononcer le nom du M23 sans ajouter immédiatement "soutenu par le Rwanda", il en est ainsi dans toutes les langues du monde, en arabe, en italien, en kiswahili et en wolof. Par ailleurs, qui peut vraiment croire que si ces pays soutenaient Kagame, des mercenaires européens seraient partis en si grand nombre se battre contre le Rwanda ?
Les recruteurs de mercenaires sont eux aussi au fait des réalités géopolitiques, ils n'agissent pas au hasard. Et tout le monde a bien noté cette espèce d'omerta médiatique embarrassée sur la lamentable équipée de ces "Affreux" comme on les appelait jadis. Le Rwanda leur a permis de rentrer chez eux sans gloire - à partir de l'aéroport de Kigali ! - mais au moins sains et saufs et même en Afrique un fait aussi rare que significatif n'a pas été relevé.
Quels pourraient bien être les ressorts de cette animosité que vous dites déceler en Occident contre le Rwanda ?
Le négationnisme reste particulièrement vivace dans certains milieux intellectuels occidentaux influents et leur lecture des événements dans l'Est du Congo ou de tout ce qui concerne le Rwanda est nettement influencée par leur négation du génocide perpétré contre les Tutsi en 1994. Le 7 février 2025, Mark Townsend et Michela Wrong - une négationniste furieuse - ont signé dans le Guardian un article hallucinant où il est question d'une hécatombe des soldats rwandais à Goma. Je regardais l'autre jour un député, belge me semble-t-il, en train de se déchaîner contre le Rwanda au Parlement européen et c'était à croire qu'il allait éclater en sanglots pendant son discours. À mes yeux il était surtout le symbole d'un certain sentiment de culpabilité occidental vis-à-vis des victimes du génocide de 1994 : même avec plus de trente ans de retard, on est bien content que les Tutsi du Rwanda abandonnés à leur sort soient vus non pas comme d'innocentes victimes mais comme des bourreaux sans pitié. Au fond, chacun soulage sa conscience comme il le peut.
En fin de compte, faut-il aujourd'hui redouter le pire en RDC ou s'attendre à une certaine normalisation sur le long ou moyen terme entre Kinshasa et Kigali ?
Vous vous souvenez, il y a eu à un moment donné des mots très durs par médias interposés entre les présidents Ramaphosa et Kagame. C'est assez rare à un tel niveau mais il était difficile d'imaginer que cela puisse dégénérer en affrontement direct entre les soldats de leurs deux pays. Et de fait, tout est assez vite rentré dans l'ordre même si le sang des 13 militaires sud-africains risque d'alimenter pendant longtemps encore l'animosité et la méfiance entre Kigali et Pretoria. En outre, la diligence avec laquelle l'Union Africaine s'est saisie du dossier laisse espérer une solution politique durable même si au cours des dernières heures le M23 s'est emparé de Bukavu.
‘’Quoi qu'il en soit, ni la RDC ni le Rwanda n'a intérêt à un chaos généralisé’’.
Mais à la fin des fins, c'est à Kinshasa de reconnaître la citoyenneté pleine et entière des Congolais rwandophones et de désarmer les FDLR qui lui font finalement plus de mal qu'au Rwanda. L'Est du Congo est peut-être bien le dernier endroit au monde où l'Etat encourage quasi ouvertement le massacre en plein jour de ses propres administrés en raison de leur seule appartenance ethnique. Ce Congo-là n'est pas celui dont nous rêvons tous, un pays pacifié, définitivement guéri de l'assassinat de Lumumba et des trente-deux années de prédation mobutiste, un Congo tirant le continent vers le haut au lieu d'en être l'homme malade. Il est impossible de comprendre qu'un pays aussi gigantesque, doté de tant d'atouts, en soit réduit à appeler à son secours le Burundi pour le protéger du Rwanda. Lorsque tout aura été dit, cela restera le cœur du problème.
FIN